La pédocriminalité en ligne sous surveillance

  • Par le commandant Céline Morin
  • Publié le 28 mai 2020

Avec un déport des liens sociaux, des loisirs et de l'enseignement sur la sphère numérique, l'augmentation du temps passé devant les écrans a fait des enfants et des adolescents des cibles de choix pour les cyberdélinquants d'opportunité et les prédateurs. Outre les cybermenaces classiques, une recrudescence des phénomènes de sextorsion, de revenge porn et de chantage à la webcam a été enregistrée. Pour prévenir et lutter contre ces atteintes aux mineurs en ligne, la gendarmerie a mobilisé les 5 300 gendarmes de son réseau Cybergend.

L'actualité de ces dernières semaines l'a prouvé, la pandémie de COVID-19 n'a pas stoppé la délinquance. Si certains ont trouvé des stratagèmes pour poursuivre leurs activités criminelles dans la sphère physique, beaucoup les ont transférées dans l'espace numérique. Les cyber-délinquants ont très vite flairé les nouvelles opportunités et profité de l'augmentation du nombre d'internautes et du temps de présence en ligne, que ce soit dans le cadre des loisirs, du télétravail ou des cours à distance, pour lancer de multiples campagnes d'hameçonnage (phishing), afin de s’emparer de données personnelles, ou pour développer des arnaques en ligne liées à la crise sanitaire.

Particuliers, entreprises, institutions... Tout un chacun peut tomber dans les filets de ces criminels. Dans son rapport « Catching the virus – cybercrime, disinformation and the Covid-19 pandemic », en date du 3 avril, sur ce phénomène de cyber-criminalité en lien avec la crise de la COVID-19, l'agence européenne Europol attire notamment l'attention sur les victimes mineures.

Plus de temps en ligne, moins de surveillance

Bien entendu, cette menace n'est pas nouvelle. Mais durant le confinement, les enfants se sont vu autoriser à passer beaucoup plus de temps en ligne, sur des systèmes plus ou moins sécurisés, et avec une supervision parentale parfois relâchée ou absente. Cours ou jeux en ligne, réseaux sociaux, groupes de discussion... autant de vulnérabilités et d'opportunités pour les cyber-délinquants, quels que soient leurs objectifs. D'autant que le manque de relations sociales physiques avec leurs camarades peut entraîner une prise de risque accrue lors des échanges en ligne.

pédocriminalité en ligne
© Fotomelia

Les dangers du Web

Si les enfants doivent faire face aux mêmes cyber-menaces que les adultes, d'autres dangers les guettent sur le Web, comme le cyber-harcèlement ou les prédateurs sexuels. Selon le rapport d'Europol, durant le confinement, un certain nombre d'indicateurs ont tendu à montrer une hausse des activités entourant la distribution en ligne de matériels sur l’exploitation sexuelle des enfants.

Une tendance confirmée en France au sein du Pôle judiciaire de la gendarmerie nationale (PJGN), par les experts du Centre national d'analyse des images de pédopornographie (CNAIP). « Sans faire de volumétrie, nous avons effectivement constaté une augmentation des atteintes aux mineurs en ligne dans les comptes rendus judiciaires qui nous sont remontés des unités, souligne l'adjudant Régis V. Son unité est plus précisément rattachée au Centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N), qui est l'une des quatre divisions du Service central de renseignement criminel de la gendarmerie nationale (SCRCGN). Disposant d'une compétence judiciaire nationale, ce dernier assiste les unités confrontées à des investigations complexes, tant dans l'espace physique que numérique. Le CNAIP a ainsi pour mission première de centraliser, pour la police et la gendarmerie, les fichiers à caractère pédopornographique saisis lors des enquêtes judiciaires, afin d'en identifier les victimes, les auteurs et la localisation. Un phénomène qui s'amplifie, selon les constats du gendarme, qui note également, depuis deux ans, de plus en plus de contenus réalisés en France.

« Durant le confinement, il y a notamment eu des cas d'intrusion dans les sessions de cours en ligne. Parfois, ce sont juste des pirates qui veulent perturber le cours, mais nous avons également eu un cas de diffusion de contenus pornographiques adultes à des mineurs. Les menaces auxquelles les mineurs sont confrontés couvrent tout le spectre de la criminalité classique. Lors de leur présence en ligne, ils peuvent ainsi être confrontés à des campagnes de phishing, d'extorsions financières ou encore de sextorsions, détaille le sous-officier. Ce dernier phénomène existait déjà, mais il a connu une réelle augmentation. Avec les mineurs, plus que de récupérer de l'argent, les auteurs cherchent à obtenir du contenu avec des actes intimes, dont ils pourront se servir afin de faire chanter leur victime et obtenir davantage de contenus qu'ils partageront sur le Darknet. »

S'ils échangent entre eux sur le Darknet, les prédateurs traquent leurs victimes sur des réseaux normaux. Ils lancent des appâts et attendent... « Très souvent, ils entrent en contact avec des adolescents qui viennent par curiosité ou par goût de la découverte sur des sites de chat pour adultes. L'échange peut commencer comme un jeu de séduction, avant de déboucher sur de vrais rendez-vous ou autre. Et puis il y a les agresseurs plus actifs, qui vont se faire passer pour des enfants sur des forums ou des sites de jeux, afin d'entrer en contact avec leurs proies et à terme obtenir des contenus », poursuit-il.

Une augmentation de 20 % des sollicitations

Pendant le confinement, l'association de protection des mineurs sur Internet e-Enfance a enregistré une augmentation très nette, de l'ordre de 20 %, des sollicitations sur son numéro vert.

« Beaucoup pensaient que les violences en ligne subies par les enfants étaient essentiellement liées à des problématiques de relationnel qu'ils pouvaient avoir par ailleurs dans leur établissement scolaire. La fermeture des écoles pouvait donc laisser augurer qu'il n'y aurait que peu d'activités dans ce domaine. Pour autant, il nous est apparu essentiel de maintenir tous nos canaux d'écoute ouverts, surtout que la ligne de l’Éducation nationale dédiée au harcèlement était suspendue, explique Justine Atlan, la directrice de l'association. Cette hausse d'activité, quasiment instantanée, nous a tout de même surpris. Parallèlement, nous avons doublé le nombre de signalements de contenus constituant des délits ou des infractions auprès des réseaux sociaux. Ce sont souvent des propos injurieux, de l'incitation à la haine, au suicide, de la diffamation, de la divulgation de données personnelles... Notre objectif est de faire cesser l'infraction et la diffusion de ces contenus, voire de faire fermer les comptes incriminés, le plus rapidement possible au regard de la viralité qu'ils peuvent avoir. Nous conseillons aussi aux jeunes ou à leurs parents de porter plainte dès que cela se justifie. Ce sont deux actions bien distinctes, qui ne sont pas dans la même temporalité. La justice va permettre d'identifier et de sanctionner un coupable et éventuellement d'obtenir des dommages et intérêts pour la victime, mais elle ne fera pas cesser la nuisance. »

Tiers de confiance pour les réseaux sociaux, l'association a également une convention depuis 2008 avec la plate-forme de signalement Pharos, à qui elle communique notamment les contenus illégaux publics, ainsi que des profils de prédateurs sexuels, des pseudos et autres, « qui vont étoffer leurs dossiers. »   

Comptes «ficha» et chantages sexuels à la webcam

« Le confinement a été une période excessive à tous les égards, qui a mis en exergue de façon un peu violente des phénomènes déjà existants, poursuit Justine Atlan. Il a confirmé qu'Internet n'est pas seulement un lieu de socialisation entre jeunes ou un prolongement de l'établissement scolaire, mais un endroit où l'adolescent va donner libre cours à tous les comportements de son âge. Il va s'y informer, traîner, chercher à faire des rencontres, tester son capital séduction, faire des expériences... Il va ainsi se mettre en scène, tester des compétences, parfois prendre des risques de façon assez consciente... La sphère numérique correspond au besoin des adolescents de s'isoler, d'être à l'abri du regard de leurs parents, des adultes en général. »

Tandis que l'association enregistrait durant cette période inédite une diminution des harcèlements scolaires classiques, elle a en revanche constaté une forte recrudescence des signalements liés aux comptes ficha (autrement dit « se taper l’affiche » en verlan). Connu de longue date, le phénomène peut prendre la forme d'un revenge porn, avec la diffusion en boucle sur les réseaux sociaux de contenus à caractère sexuel mettant en scène des jeunes filles, souvent une ex-petite amie ou une proche, généralement mineures. Il peut aussi s'agir de fausses associations d'images aux fins de nuire à la réputation des victimes. 

« Ces actes de discrimination à caractère sexuel et sexiste sont souvent liés à une volonté de nuire à une zone géographique, un quartier, une cité, un département, en se servant et en humiliant des jeunes filles qui y résident. C'est un phénomène extrêmement violent, car à la diffamation s'ajoute souvent la divulgation de données personnelles, comme le nom, le prénom, voire l'adresse et le numéro de téléphone des victimes, qui sont souvent des lycéennes de 15-16 ans », explique la directrice d'e-Enfance.

De la même façon, le nombre de chantages à la webcam a également explosé. Un phénomène que l'association connaît depuis longtemps et voit généralement réapparaître chaque année vers les mois de juin-juillet.

« Cette année, le confinement a avancé le retour de ce phénomène. Le numérique est devenu un champ d'exploration sexuel très banalisé pour les mineurs. Ce fait n'a pas échappé à ceux qui veulent en profiter à titre personnel, collectif ou financier. Aux prédateurs habituels se sont ainsi ajoutés les escrocs d'opportunité, attirés par le grand nombre d'enfants présents devant leurs écrans. Autant de proies faciles, s'émeut Justine Atlan. Toutes les victimes auxquelles nous avons eu affaire étaient des garçons assez jeunes, en moyenne âgés de 14 ans. Ils traînent sur Internet, font des rencontres et se font facilement hameçonner par des escrocs se faisant passer pour de jeunes femmes séduisantes. Ils finissent par se faire attirer sur des messageries ou des plate-formes vidéo pour faire des plans cam et cela se termine par un chantage pour obtenir de l'argent ou plus de contenus. Terrorisés et humiliés par cette expérience, ces jeunes garçons sont des proies encore plus faciles, d'autant qu'il leur est souvent compliqué à cet âge d'aller trouver de l'aide auprès de leurs parents. »

Lors de la prise en charge des victimes, l'association se fait fort de les accompagner et de les aider à résoudre leur problème « sans les juger », tout en les incitant à libérer leur parole, idéalement auprès de leur famille. En amont, tout au long de l'année, elle conduit par ailleurs un travail de prévention afin de permettre aux jeunes d'acquérir les réflexes qui leur garantiront un usage plus sûr du numérique, en se prémunissant des malveillances.

Du PJGN aux unités territoriales, le réseau Cybergend veille et sanctionne

Depuis le début du confinement, les 5 300 gendarmes du réseau Cybergend se sont mobilisés pour prévenir et lutter contre ces atteintes aux mineurs en ligne.

« C'est un phénomène que nous avions anticipé. Début mars, nous avons diffusé, via notre réseau Cybergend, des notes de prévention à l'attention des unités locales, pour qu'elles les relaient entre autres dans les établissements scolaires, en complément des actions conduites par les brigades de prévention de la délinquance juvénile. Pendant le confinement, une campagne de prévention grand public a également été menée sur les réseaux sociaux nationaux et départementaux de la gendarmerie et dans les médias, afin d'alerter sur les différents risques, aussi bien les atteintes sexuelles que les escroqueries basiques, précise l'adjudant Régis V. Début avril, nous avons diffusé de nouvelles directives aux unités concernant la recrudescence des sextorsions au détriment des mineurs. À ce titre, nous avons demandé à nos 210 enquêteurs sous pseudonyme, dont la capacité d'enquête est aujourd'hui élargie à tout crime passible d'une peine d'emprisonnement, de concentrer leur action sur la traque des prédateurs sexuels. »

L'unité de l'adjudant a d'ailleurs également pour mission de surveiller les réseaux et de coordonner, voire d'orienter l'action des enquêteurs sous pseudo de la gendarmerie pour la partie atteintes aux mineurs. Elle est notamment chargée de leur fournir des images illicites pour le besoin de leurs investigations.

Ne pas baisser la garde !

Mais ce n'est pas le déconfinement, décidé en France le 11 mai dernier, qui règle la question de la pédocriminalité en ligne, d'autant que de nombreux enfants poursuivent leur scolarité à domicile, au regard de la réouverture progressive des écoles et des systèmes de roulement instaurés pour respecter les mesures de précaution sanitaire.

La vigilance doit donc perdurer, sur la toile mais aussi sur les territoires physiques, comme le soulignait le général d'armée Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie, le 22 avril dernier, lors de son audition devant la commission des lois. S'exprimant au sujet de la pédocriminalité (2h07'), celui-ci a confirmé l'intensification « des patrouilles sous pseudonyme sur le Darkweb pour détecter les cyber-prédateurs », avant d'anticiper l'après confinement et le retour à la liberté de déplacement, pouvant laisser craindre de possibles passages à l'acte : « Le prédateur, à un moment donné, a besoin d’un contact avec sa victime. […] C'est un sujet que l'on suit de très très près. »

Pour faire cesser ces actes de cyber-délinquance, il est essentiel, tant pour les victimes que pour les témoins, de les signaler, et le cas échéant de porter plainte, auprès des services de gendarmerie et de police. La brigade numérique de la gendarmerie, le portail arrêtons les violences, la plate-forme Pharos et celle dédiée au signalement des violences sexuelles et sexistes sont par ailleurs disponibles H.24. Des associations comme e-Enfance, qui met à disposition la plate-forme Net Ecoute 0 800 200 000, anonyme, confidentielle et gratuite, sont également là pour aider, conseiller et orienter les victimes et leurs parents, sans oublier le 119 en cas de maltraitance. Marlène Schiappa, la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, a également annoncé, le 9 avril, dans le quotidien 20 Minutes, la création de contenus pédagogiques et d'une chaîne spécifique contre le harcèlement et le revenge porn sur Snapchat.

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