À Bure, les gendarmes à l'épicentre de la contestation antinucléaire

  • Par Pablo Agnan
  • Publié le 06 février 2022
Evacuation de la "maison de la résistance", à Bure, en 2018.
© SIRPA - GND F. GARCIA

Bure, une petite commune située au sud de la Meuse, constitue l'épicentre de la contestation antinucléaire en France. Depuis plus de vingt ans, les gendarmes font face aux opposants au Cigéo, un projet visant à construire un centre de stockage de déchets nucléaires. Les tensions, profondément enracinées, refont peu à peu surface, notamment depuis l’accélération des phases administratives précédant la mise en œuvre du projet. Reportage. 

Depuis une vingtaine d'années, la commune de Bure, située dans le sud de la Meuse, constitue l'épicentre de la contestation antinucléaire en France. Car c'est dans cette région que devrait être construit le futur centre de stockage de déchets nucléaires.

Baptisé Cigéo, (acronyme de Centre Industriel de stockage GÉOlogique), ce projet titanesque devrait voir le jour d’ici une quinzaine d'années. Supervisé par l'ANDRA (Agence Nationale pour la gestion des Déchets RAdioactifs), il devrait accueillir, à 500 mètres sous la surface, les déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue du parc nucléaire français. Et depuis le début de la construction du laboratoire de recherche souterrain en 2000, le projet fait face à une vive résistance menée par des associations d’opposants.  

« On vivait Bure, on respirait ANDRA. »

L’exemple n’est pas le plus récent, mais il illustre parfaitement les tensions qui peuvent se cristalliser autour du projet. À l’été 2017, une manifestation d’opposants tourne à l’affrontement avec les forces de l’ordre. Des installations du laboratoire de l’ANDRA sont dégradées durant les débordements. En avril 2021, sept manifestants et opposants au projet, ayant participé aux violences au cours de l’été 2017, ont été jugés par le tribunal correctionnel de Bar-le-Duc, pour « association de malfaiteurs » et « manifestation illicite ». Le procès avait mobilisé les différents collectifs militants pour soutenir les mis en cause.

« C’était une période assez mouvementée », reconnaît l’adjudant-chef Gilles, commandant de la brigade de proximité de Gondrecourt-le-Château. De 2015 à 2018, la zone a connu d’importantes turbulences, avec notamment l’occupation du bois Lejuc, terrain destiné au projet d’enfouissement des déchets nucléaires, et la tentative d’incendie d’un restaurant situé à proximité du laboratoire. « On vivait Bure, on respirait ANDRA », se souvient le sous-officier. En 2018, cet épisode de troubles prend fin avec l’arrivée permanente d’un Escadron de gendarmerie mobile (EGM). « Ce fut un vrai soulagement », concède-t-il.

© Ministère de l'Intérieur/E.DELELIS

Cet épisode de violences a laissé des traces, et pas que dans la mémoire des gendarmes. Elles ont paradoxalement disloqué l’opposition, entre les partisans dits « modérés » et les plus radicaux. « Beaucoup de militants historiques ont pris leurs distances avec ceux devenus trop violents », précise un autre adjudant-chef, également baptisé Gilles, chef de la cellule renseignement et spécialiste de la question. Depuis, la situation est redevenue plus ou moins stable, quoique émaillée par quelques incidents ponctuels. Mais depuis lors, du côté de l’opposition, des changements radicaux ont été opérés, et ce, sur tous les plans.

La professionnalisation de l’opposition

Chez les manifestants d’abord. Aujourd’hui, la trentaine ou quarantaine de personnes, « qui constituent le noyau dur », et qui sont présentes sur place à l’année, « sont des activistes organisés, dont certains disposent d'un haut degré d'instruction », avertit l’adjudant-chef Gilles, de la cellule renseignement.

Dans cet assortiment, viennent se greffer « tous les profils de la mouvance ultra-gauche et anarchiste », ajoute le sous-officier. Parmi eux, on retrouve également des Gilets jaunes, des anti-Linky et anticolonialistes, des féministes, des LGBTQIA+, ainsi que des militants végans. Certains proviennent d’autres pays européens, « comme l’Allemagne et l’Italie notamment. » Pour tout ce petit monde, Bure constitue « un passage obligé pour s’entraîner. » Mais s’exercer à quoi exactement ? « Ils font des simulations de maintien de l’ordre avec boucliers, du secours en manifestation et des formations au sabotage. »

Des militants anti-nucléaires manifestent contre le projet CIGEO, en 2018. Ils brandissent des affiches mettant en scène le ministre de la transition écologique et solidaire de l’époque, Nicolas Hulot.

© SIRPA - Gend.F.GARCIA

Fin août dernier, les opposants avaient mis leur savoir-faire à exécution en réalisant un vrai tour de force. À l’occasion du festival autogéré « les rayonnantes », ils avaient déployé quatre cortèges, composés d’une centaine de manifestants chacun. Les cohortes, coordonnées entre elles, avaient pour objectif de converger vers un entrepôt de l’ANDRA. « Nous nous sommes étonnés du niveau d’organisation des manifestants », reconnaît le major Denis, chef du Centre des opérations et de renseignement (CORG) du groupement.

Entraînement à l’affrontement avec les forces de l’ordre, opérations coordonnées et sabotage ; le mouvement des opposants au projet Cigéo, si hétérogène soit-il, est « très structuré », dispose « d’une capacité de communication, de mobilisation et d’action qu’il ne faut pas sous-estimer », confie un officier du groupement. Mais les opposants au projet ne se limitent pas à mener des actions coup de poing en guise de protestation. « Ils disposent d’une stratégie d’acquisition foncière basée sur le long terme », prévient le colonel Mark Evans, commandant du groupement de gendarmerie départementale de la Meuse. 

Une stratégie décennale

Sur le terrain, cette stratégie immobilière se traduit par l’achat d’une douzaine de propriétés, toutes situées à quelques kilomètres du futur site d’enfouissement. « Elles leur servent de base logistique », décrypte l'officier supérieur. Certains sites, « qui peuvent accueillir en cumulé jusqu’à 1 000 personnes », sont d’ailleurs positionnés sur des lieux stratégiques, comme celui de l’ancienne gare de Luméville-en-Ornois. C’est par cet axe que passera la potentielle future ligne de chemin de fer permettant d’acheminer les déchets radioactifs.

D’autres sont plus symboliques. C’est le cas de « la maison de la résistance », une ancienne ferme retapée par ses nouveaux propriétaires. Mais cette bâtisse, en plus d’être située à un trottoir seulement de la mairie de Bure, n’est pas qu’une simple vitrine pour les opposants au projet. Elle constitue également une base opérationnelle avancée pour mener des opérations coup de poing, comme celle conduite contre les membres de la commission d’enquête publique, le 17 septembre dernier.  

« Ni DUP, ni DAC »

Du 15 septembre au 23 octobre dernier, les membres de cette commission se réunissaient afin de procéder à la demande de Déclaration d’utilité publique (DUP) du projet, phase administrative obligatoire qui précède la Demande d’autorisation de création (DAC), prévue pour cette année. La réunion du 17 septembre, qui s’est tenue dans une commune située à quelques kilomètres de Bure, s’est déroulée dans une ambiance électrique, à la suite de la mobilisation de plusieurs dizaines d’opposants.  

Mais cette démonstration ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. Car la tenue des multiples réunions a ravivé les tensions, au point que, selon certains gendarmes, « les particuliers qui voulaient assister aux débats se voyaient menacés. » Chez les militaires, depuis la tenue de la DUP, et bientôt de la DAC, l’hypothèse d’un durcissement de l’opposition est prise très au sérieux.

La riposte

Si la DUP, et bientôt la DAC, semble donc ouvrir une nouvelle ère de tension, le colonel Mark Evans rappelle que la gendarmerie répond présent : « Nous avons porté des coups sévères (aux opposants), avec des peines de prison. » Mais face à une opposition unique en son genre, dont les modes d'action peuvent être qualifiés à la fois de singuliers et de planifiés, impossible, pour l'officier, d'avoir une stratégie figée. « Notre manœuvre d’ordre public doit être souple et agile pour faire face à une succession de temps forts et de temps faibles. »

« Nous ne sommes pas une force d'occupation. »

Pour l'instant donc, les gendarmes du groupement, bien aidés par ceux de l'EGM, effectuent un contrôle de zone. « L'objectif de la mission est de prévenir les troubles à l'ordre public qui pourraient retarder ou menacer le projet Cigéo », détaille le commandant de groupement. Ainsi, l’une des priorités de l’officier consiste à « interdire toutes les installations sauvages », en particulier dans la zone du bois Lejuc, pour les raisons expliquées précédemment. « Si nous ne sommes pas là, on leur laisse le terrain. Les opposants, comme la nature, ont horreur du vide. »
Mais ce jeu du chat et de la souris se tient dans une zone de 150 km². Difficile, par conséquent, de tout contrôler, à moins de militariser la zone, ce qui est absolument hors de question pour l'officier : « Nous ne sommes pas une force d'occupation », martèle-t-il.

Préserver la population locale

D'autant qu'entre les opposants et les gendarmes, il y a la population locale. « Il faut avoir une attitude la moins oppressante pour elle. » Et pour que la gendarmerie ne soit pas une nuisance, elle doit prendre des précautions particulières. Par exemple, concernant le parc automobile, la pétaradante P4 a fait place au silencieux Duster, « plus discret quand il s'agit de patrouiller la nuit », tandis que le village dort.

Dans cette zone rurale, où le nombre d’habitants descend sous la barre des cinq au km², il y a également des particularités à prendre en compte, comme la préservation de l’environnement et le respect de certaines activités, telles que la chasse : « On patrouille en dehors des périodes réservées aux chasseurs pour éviter d’effrayer le gibier. »  

Le contact avec la population et les élus est, lui aussi, primordial. Chaque mois, lors de la relève de l'escadron, un brief' est organisé entre le commandant de groupement, les nouveaux arrivants et les divers élus du secteur. « Il faut que tout le monde s’adapte au contexte opérationnel du moment, à la culture locale et développe le contact avec la population. »

© Ministère de l'Intérieur/E.DELELIS

Une population, qui, justement, devra continuer à vivre avec des opposants au projet venus des quatre coins de France et de l’étranger. « La lutte commence à être longue et s’installe sur le long terme », renchérit le colonel Evans. Elle devrait d’ailleurs s’intensifier dans les années à venir, selon certains militaires, notamment à cause du projet de voie ferrée, prévu à l’horizon 2035, mais dont les travaux devraient débuter en 2024.

En attendant, d’autres événements risquent de perturber la tranquillité des Meusiens. Fin novembre dernier, le Gouvernement a annoncé envisager la transformation d’une zone de 3 695 ha en Opération d’intérêt national (OIN). Concrètement, cette surface correspond au projet souterrain Cigéo de stockage des déchets nucléaires. Une nouvelle qui insurge l’opposition.

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